La véritable histoire du Bouffasque ou la légende de l’homme poisson du Buffalon
Cette histoire se passait il y a bien longtemps. Rodilhan était un petit hameau dépendant du village de Bouillargues dans la plaine de la Vistrenque, dans le département du Gard. Rodilhan ne comptait que quelques centaines d’habitants qui, pour la plupart, vivaient des revenus de la terre et ce bien modestement.
C’était du temps où le Buffalon n’était pas comme nous le connaissons actuellement car il serpentait dans la plaine au long de son trajet vers le Vistre. L’eau y coulait beaucoup plus abondamment qu’aujourd’hui surtout en hiver. Le ruisseau desservait entre autre le mas du Moulin, situé à la limite des communes de Manduel et de Rodilhan, ainsi que le moulin du mas de l’Hôpital. Ces moulins étaient à cette époque en pleine activité surtout pendant la saison des vendanges, bien que le mas de l’Hôpital s’orientait de plus en plus vers la minoterie pour la farine de blé.
Les anciens racontaient qu’autrefois vivait dans ce ruisseau un être étrange mi-homme mi-poisson qu’on avait surnommé le Bouffasque du fait qu’il vivait plus dans le Buffalon que dans le Vistre. Il avait une tête avec une face de poisson, deux yeux globuleux qui lui sortaient des orbites et derrière ses oreilles, on apercevait comme des ouïes qui lui servaient à respirer sous l’eau, et sur le dos comme une nageoire dorsale qu’il pouvait déployer à loisir selon ses besoins, des mains et des pieds palmés comme une queue de poisson, et sur le reste du corps asexué, car on n'a jamais su si c’était un mâle ou pas, il était recouvert d’écailles larges et transparentes. Il avait aussi sur les épaules et sur le thorax un genre de concrétions ressemblant à des éponges marines. Quand il se déplaçait, on avait l’impression qu’un voile transparent et fluorescent le suivait, le rendant encore plus terrifiant la nuit.
Aussi cette créature ne sortait que très rarement de l’eau, sinon parfois en été quand le niveau était bas ou à sec. Les poissons et les grenouilles se faisant rares ou absents, il devait aller se réfugier dans le Vistre où le débit était plus abondant et chercher sa nourriture dans les vignes ou les terres riveraines.
On pouvait donc l’apercevoir lorsqu’il sortait pour chercher une eau plus profonde du côté du mas de Peyre. Il effrayait souvent les enfants qui rentraient au mas après la journée d’école à Bouillargues ou du travail aux champs en passant par le chemin du pont des Îles, près de la chapelle de Polvelières. Ce trajet était le plus court chemin offert aux écoliers pour rentrer chez eux, surtout l’hiver quand il faisait froid, mais au risque de rencontrer le Bouffasque en quête de nourriture. Car le Bouffasque ne se nourrissait pas, comme certains le pensaient, que de poissons et de grenouilles. Si sur son chemin, il rencontrait une ou deux outardes canepetières qui pouvaient améliorer son ordinaire, il ne faisait pas la fine bouche.
D’autant plus qu’à la nuit tombée, en plein hiver, il apparaissait là où on s’y attendait le moins, et il repartait vers sa cachette dans une espèce de ricanement rauque et sadique qui effrayait encore plus ses victimes. Toutefois cela restait sans danger pour la population car il semblait s’amuser de la peur qu’il provoquait sur les enfants qui se promenaient dans les environs du hameau.
Bien que cette créature n'était pas aussi dangereuse qu’on pouvait le prétendre, elle agaçait quand même fortement la population. Les parents redoutaient de laisser leurs enfants aller jouer dans la campagne avoisinante sans la surveillance d’un adulte car le Bouffasque en avait peur, sans doute était il plus difficile de les effrayer ou lui même était il effrayé en les voyant.
Bref, la vie n’était pas si paisible que ça avec ce Bouffasque qui semblait s’amuser des enfants du hameau. On en parlait régulièrement le dimanche à la sortie de l’ église de Rodilhan, car il faut savoir que les Rodilhanais étaient très fervents de cérémonies religieuses et ne manquaient pour rien au monde une messe ou une bénédiction quelle qu’elle fut. Ce n’est peut être pas par hasard qu’on les avait surnommés « les Capelu ».
Au printemps après la bénédiction des rameaux sur la place Saint-Jean, les hommes avaient l’habitude de se retrouver au cercle après la cérémonie pour boire un verre et souvent refaire le monde entre amis. Ce jour là il y avait : Jean-Baptiste, Auguste, Paul, Léon et aussi sa famille, Louis, Victor et même Ernestine qui ce jour était venue. Il y avait aussi Léon, Gaston, Pierre et son frère aîné, Raymond, Claude et Antoine et aussi Étienne et Félix et Edmond et même le vieux Théophile venu rejoindre les autres pour rajouter son grain de sel, habitué qu'il était de parler pour ne rien dire dans ce genre d’assemblée. Les paroles allaient bon train. On discutait souvent de tout et de rien. Mais ce jour là les propos qui étaient tenus, s’orientaient plutôt sur la présence de ce Bouffasque. Les gens du hameau commençaient à jaser sur le sort qu’il faudrait réserver à ce monstre. Ils se mirent donc à en parler plus que de coutume et ainsi essayer de mettre au point une stratégie pour se débarrasser une fois pour toutes de ce Bouffasque.
Tuons le ! disaient certains. Il faut simplement l’éloigner, disaient d’autres. Chassons le de notre hameau, cela suffira, car il n’est pas si méchant que ça ... Bref, toutes les idées qu’on pouvait imaginer fusaient dans l’assistance et plus l’heure avançait plus les hommes buvaient et plus les incohérences étaient dites. Si bien qu’après deux heures de discussions, il était presque midi et demi, quand le vieux Léon, qui n’avait encore rien dit et qui avait tout entendu, bien qu’il soit un peu sourd par moment, lança du fond de la salle
- Il partira tout seul, il faut simplement bouleverser son habitat et il ira chercher un autre endroit pour vivre !
- Oui c’est peut être une idée, mais comment vas tu faire ? répondit Gaston
- Il faut modifier le cours du ruisseau, comme ça il n’aura plus de repères et il sera complètement désorienté.
- Et il nous oubliera très vite ! rétorqua Léon.
- Mais c’est un travail énorme que tu nous demandes là ! Dit le jeune Pierre
- Oui mais c’est aussi une solution pour rentabiliser nos terres inexploitées.
- Peux-tu nous expliquer, questionnèrent-ils tous en cœur !
- Voila ! Expliqua Léon. « Tout le monde sait ici que le ruisseau est tellement tortueux que certaines terres ne sont même pas exploitables du fait que le Buffalon passe et repasse des fois à plusieurs endroits dans la même terre. Prenez exemple sur les terres de Charles près du moulin de l’Hôpital, le ruisseau divise en trois sa propriété. Si nous arrivons à couper ses méandres de façon à redresser le tracé du cours, cela rendrait ses terres plus accessibles et plus facilement exploitables et par la même occasion perturberait les habitudes du Bouffasque. Il faudra qu’il retrouve un endroit pour se cacher, on sait très bien que c’est dans ces parages qu’il a trouvé refuge.»
- Oui, mais on risque de priver le moulin d’eau !
- Peu importe il y a bien longtemps que le moulin à eau a été remplacé par un moulin à vent du fait qu’en été le cours d’eau est souvent à sec.
- Oui mais c’est quand même un gros travail ! Répéta Pierre.
- Nous pourrions commencer après les moissons, car à ce moment le niveau de l’eau est au plus bas répliqua Jacques.
- Cela nous donne le temps d’élaborer un plan pour finir les travaux avant le quinze août et ainsi échapper aux fortes pluies de la fin d’été.
- Effectivement avant les vendanges, au mois de septembre ce serait bien !
- Nous en reparlerons lundi prochain, c’est Pâques et on se retrouvera ici pour prendre les décisions utiles à notre entreprise.
Résolution fut prise le lundi suivant et les travaux commencèrent rapidement. Chacun y allant de son savoir-faire. Les tombereaux agricoles furent mobilisés pour transporter la terre d’un coté à l’autre et ainsi donner un nouveau tracé au cours d’eau, un trajet le plus rectiligne possible. Mais il fallut aussi construire un pont du côté du mas de l’Hôpital juste avant que le Buffalon ne se jette dans le Vistre car à ce niveau les terres appartenant devenaient accessibles et cultivables, et ce pont était indispensable pour passer sur l’autre rive. A la fin de l’été, les travaux semblaient bien avancés.
Et tout le monde de constater que pendant ce temps aucun signe de présence du Bouffasque n’avait été remarqué. Avait-il pris peur de ces grands travaux ? Était-il parti se réfugier dans un autre ruisseau ? Toujours est-il que depuis cette aventure nous n’en avons plus du tout entendu parler. Les enfants pouvaient aller et venir dans la campagne sans crainte de rencontrer cette créature effrayante et hors du commun. Le petit hameau de Rodilhan retrouvait son calme habituel avec cette douceur de vivre qui le caractérise. Bien des années après, Rodilhan prit son indépendance et devint une commune à part entière. Pourtant il paraît, d’après certaines personnes qui fêtaient le cinquantenaire de la création de la commune, il y a déjà quelques années, qu'on aurait aperçu le Bouffasque, attiré par les mouvements de foule sans doute, ou dérangé par le bruit de la fête, ce jour là. Il serait réapparu sortant du buffalon en lançant comme autrefois ses cris caractéristiques que nous connaissions bien et essayant, mais en vain, d’effrayer les enfants qui participaient à l’évènement. Vous savez bien que de nos jours pour faire peur aux enfants il en faut beaucoup, beaucoup, beaucoup plus !
Le Bouffasque pourrait bien ne pas réapparaître de sitôt, dans la mesure où l’eau reste claire et saine, que les poissons y nagent en paix et que la flore se développe normalement. Toutes les précautions que nous pourrons prendre pour préserver la bonne santé de ce ruisseau ne seront pas pour déplaire à notre Bouffasque et ainsi il continuera à vivre en paix et en harmonie avec les Rodilhanais pour bien des années encore.